Louis Harms Et Les Missions De Hermannsbourg, par Auguste Weber, pasteur. 1 vol. in-12. Paris, R. Schultz, libraire-éditeur, 1870.
Le livre de M. Weber trouvera bien des lecteurs parmi nous. Au moment où l'on débat la question d'une mission à fonder par l'église libre du canton de Vaud, il est tout particulièrement intéressant d'assister aux débuts d'une œuvre missionnaire entreprise au nom d'une église de village, et de voir l'essor vraiment extraordinaire qu'elle a pris en vingt années d'existence. Il y a une dizaine d'années déjà [Voir Chrétien èvangélique, année 1859, pages 205, 249, 476, et année 1860, page 215. Ces articles ont été publiés en brochure, avec quelques développements nouveaux, chez Georges Bride)], nous avons attiré l'attention des lecteurs de langue française sur cette œuvre et sur l'homme dont Dieu s'est servi pour l'entreprendre. M. Weber a eu à sa disposition des renseignements qui nous manquaient alors, et surtout une biographie de Louis Harms, écrite par son frère et successeur, Théodore Harms. Il a pu nous tracer ainsi un tableau complet de cette vie si remplie, et nous révéler chez le fondateur des missions de Hermannsbourg une des plus puissantes individualités que nous ayons dès longtemps rencontrées. Cette étude n'est pas la partie la moins intéressante du volume, dont elle forme plus de la moitié. La seconde partie raconte les commencements de l'œuvre et expose son état actuel, à Hermannsbourg et au-dehors.
Renvoyant pour les détails à nos précédents articles et surtout au livre de M. Weber, nous nous bornerons à quelques traits, choisis en général parmi ceux que nous n'avions pas mentionnés. Hermannsbourg est situé dans la lande de Lunebourg, en Hanovre; la paroisse dont il est le centre contient environ 3500 âmes. Quand le père de L. Harms y arriva comme pasteur, en 1817, il y régnait, comme dans toute la contrée, une mort spirituelle presque générale, jointe à une démoralisation dont le trait suivant donne la mesure. Au premier mariage que le nouveau pasteur fut appelé à bénir, il vit avec horreur une bouteille d'eau-de-vie circuler parmi les assistants groupés autour de l'autel. Plein d'une sainte indignation, il s'élança sur celui qui la tenait, et le secouant d'une main énergique: « N'avez-vous pas honte, s'écria-t-il, de servir ainsi le diable dans la maison de Dieu? Si pareille chose se reproduit, je ne bénirai plus de mariages ! » La fermeté du pasteur ramena quelque ordre autour de lui ; mais sa piété était peu vivante, et l'influence de l'Esprit ne devait s'y faire sentir que longtemps après, lorsque, en 1844, Louis Harms vint prendre place à côté de son père comme son suffragant.
A l'époque dont nous parlons, il n'avait encore que neuf ans. Ardent au jeu et à tous les exercices de son âge, il était doué d'une rare énergie et d'une grande facilité pour l'étude. Laissant en arrière les camarades qui partageaient avec lui les leçons de son père et travaillant essentiellement par lui-même, il en vint bientôt à lire facilement les auteurs anciens les plus difficiles. Tacite l'attirait surtout, et son traité sur la Germanie était le compagnon de toutes ses promeuades. « Il le lisait au milieu des bois; là, au bruit du vent agitant les vieux chênes et les sapins séculaires, il évoquait, par l'imagination, la race pure et forte qui avait autrefois parcouru ces mêmes forêts. Il regrettait ces beaux jours d'un glorieux passé, il pleurait à chaudes larmes les autels détruits des dieux de ses pères et offrait en sacrifice à Wodan le pain de son goûter... A défaut de la parole éternelle, qu'il ne connaissait pas, un auteur païen, devenu comme la Bible de cet adolescent, devait préserver son âme du contact du vice et lui inspirer l'horreur du mensonge et de l'impureté. »
Au gymnase de Celle, nous le voyons infatigable au travail et lisant presque en entier les classiques latins. A l'université de Gœttingue, où il se rend ensuite, il eut besoin de toute son énergie pour pouvoir, avec moins de 800 fr., payer ses cours et son entretien complet; et encore fit-il si bien que, les premières vacances venues, il put descendre le Wéser jusqu'à Brème et revenir par Hambourg, « seul voyage d'agrément qu'il entreprit jamais. » S'il évitait, autant par goût que par nécessité, les folles dépenses de beaucoup d'étudiants, il n'en était pas moins un joyeux camarade. Passé maitre en escrime, il aimait à lutter à visage découvert; mais il savait aussi montrer son courage dans de meilleures choses. « Un jour, quelques étudiants se permirent en sa présence certains propos inconvenants. Mal leur en prit; il les chassa tous les six de la chambre, et leur lit descendre les escaliers plus vite qu'ils ne l'auraient voulu.»
Mais si sa moralité était intacte, le peu de piété qu'il avait rapportée de la maison paternelle ne tarda pas à se dissiper au souffle d'une science incrédule. Au bout de deux ans, doutant de tout, il voulut renoncer au ministère. Il faut lire, dans le livre de M. Weber, comment son père parvint à l'en dissuader, et comment le jeune étudiant, abandonnant des maîtres qui l'avaient si mal dirigé, fit de la bibliothèque son séjour favori, et de la science son idole. Il en vint à écrire en grec, au courant de la plume, ce qu'on lui dictait en hébreu; il apprit, outre les principales langues vivantes, le grec moderne, pour le comparer avec l'ancien; le sanscrit, pour étudier les antiques traditions des Hindous; les sciences naturelles, etc. Mais ces trésors d'érudition n'étaient pas encore pour lui «la vérité. » Il la trouva enfin, et dès lors se consacra sans partage au service du Maître qui la lui avait révélée. Précepteur à Lauenbourg, il va visiter les pauvres et les malades, s'enferme de longues heures dans les cellules des prisonniers les plus endurcis, et organise des réunions de prières et d'édification, dont le succès est merveilleux. Un des pasteurs l'ayant cité devant le juge, pour délit de réunions illicites, il maintient son droit et dit au juge, qui le menaçait de la prison: « Libre à vous de m'emprisonner, mais je le proclame, et je désire que ma déclaration soit consignée au procès-verbal: mon premier soin, en sortant de prison, sera de réorganiser mes réunions. » On le laisse faire, et bientôt même il peut prêcher dans les temples, où sa parole chaleureuse et convaincue attire la foule et est l'instrument de nombreuses conversions. Il resta à Lunebourg jusqu'en 1843. Il avait alors 36 ans, et, malgré tout ce qu'il avait fait, nul ne songeait à lui offrir une place de pasteur. Il se rendit donc à Hermannsbourg, où il ne tarda pas à voir un mouvement réjouissant se produire dans les esprits. L'année suivante, il fut nommé suffragant de son père, et à la mort de celuici, en 1849, il lui succéda comme pasteur.
Harms était un des plus ardents défenseurs du luthéranisme. « On sait, dit M. Weber, combien cette tendance est combattue de nos jours. Elle a rencontré en France peu de sympathie. Une idée, dont nul ne peut contester la grandeur ni la beauté, celle de l'unité du protestantisme, préoccupe surtout les esprits et les remplit de défiance vis-à-vis de tout particularisme ecclésiastique. Il y a sur ce point bon nombre de malentendus; la question n'est pas toujours posée et comprise de la vraie manière. » Nous recommandons à nos lecteures les pages 53 à 66 où M. Weber expose le point de vue de Harms, qui est aussi le sien. Peut-être, après les avoir lues, jugeront-ils plus équitablement des opinions que nous avons rarement l'occasion de voir exposées par leurs partisans, en même temps qu'ils comprendront mieux l'opposition que soulèvent les efforts de la politique prussienne en faveur de l'Union.
Si L. Harms était luthérien strict, nous sommes heureux d'ajouter qu'il ne l'était pas à la manière de son frère Théodore, dont le Chrétien évangélique a rapporté récemment (page 115) d'incroyables paroles. Qu'on en juge par une citation. «Je crois que les grecs, les catholiques, les unionistes, les réformés, membres de l'église de Jésus Christ, peuvent tous être sauvés, et c'est un abominable mensonge que de prétendre qu'une des églises chrétiennes est la seule vraie, et qu'en dehors d'elle il n'y a point de salut. Quiconque croit vraiment en Jésus Christ sera sauvé : il est un membre du Seigneur, et par conséquent de son église. L'église du Christ, à laquelle appartiennent tous ceux qui croient, voilà la seule où l'on puisse être sauvé; en dehors de celle-là, il n'y a en réalité point de salut. Dans cette église universelle, je crois que, nous luthériens, nous possédons, de la manière la plus pure, la vraie doctrine et les vrais sacrements ; voilà pourquoi, sans rechercher ni troubles ni disputes, nous voulons conserver à notre mission son caractère luthérien. Mais en même temps nous voulons venir en aide à ceux qui travaillent à cette même œuvre, leur témoigner de l'intérêt, prier pour eux, enfin marcher fraternellement à côté d'eux, si même nous ne pouvons tout à fait nous joindre à eux.»
L. Harms écrivait cela en 1857; voici maintenant ce que son frère, qui lui a succédé en 1865 comme pasteur et directeur de la mission de Hermannsbourg, publie en tête du premier numéro de cette année du journal Hermannsburger Missionsblatt.
« Point d'Union ! plutôt mourir! que ce soit la devise de tout fidèle luthérien, et que le Seigneur dise oui et amen!.... Dieu seul a pouvoir sur les consciences. Sa parole s'élève bien au-dessus de toute parole d'homme. Malheur à celui qui met la parole de l'homme au-dessus de la Parole de Dieu et la sagesse de l'homme au-dessus de la sagesse de Dieu! Malheur à celui qui place les ordres du roi au-dessus des ordres de Dieu ! »
Nous comprenons ce cri d'une conscience indignée, en face des exigences que racontait en février le correspondant prussien du Chrétien évangélique ; mais il est fâcheux que Théodore Harms transporte la lutte sur le champ des missions. «La mission, ajoute-t-il, vit et tombe avec l'église, ou plutôt vit et demeure avec l'église. Mais que l'église garde ses joyaux, la pure parole et les sacrements, sinon elle ne peut pas être reconnue comme l'église et doit renoncer à en jouer le rôle. Point d'Union dans l'église ni dans la mission ! » Puis, après avoir parlé de ceux qui ne voient en Jésus qu'un simple homme, il ajoute:
« Point d'union avec la fausse doctrine, point d'union avec le monde, point d'union avec le péché et le diable! Remettons tout à l'Eternel ; il agira dans sa grâce et protégera le droit. Qu'il donne à tous les luthériens bon courage pour prier et pour travailler, pour vivre et pour mourir! Amen. Qu'il bénisse notre chère église et mission luthérienne! Amen.»
Nous disons aussi : Amen! mais en priant Dieu d'élargir les cœurs de ces frères, et de leur montrer la différence entre l'Union que des hommes veulent leur imposer et l'union qui doit exister entre tous les membres du corps de Christ. Le journal de la mission de Hermannsbourg, jusqu'ici abondamment bénie, porte en frontispice la croix avec ces mots: « Par ce signe tu vaincras.» N'est-il pas à craindre que les victoires ne se changent en défaites, si l'on croyait indispensable d'ajouter au signe de la rédemption le bonnet de Luther?
Ainsi ne faisait pas le fondateur de l'œuvre qui nous occupe, il était avant tout chrétien. Au milieu d'une vie remplie comme peu l'ont été , il trouvait à grand peine quelques moments pour se recueillir dans la journée, mais la nuit lui appartenait en propre, et il en employait souvent de longues heures a genoux devant Dieu. « C'est dans ces moments que les œuvres de Hermannsbourg ont été conçues ; c'est de là que leur venait l'accroissement, arrosées qu'elles étaient de fréquentes oraisons. Cette ferveur n'excluait en rien une certaine prudence. Il n'abusait point de la prière. Il savait distinguer les occasions où il faut attendre, de celles où il faut agir et demander. Il aimait, comme il le dit luimême, à se présenter devant Dieu armé d'une promesse de sa Parole. Alors se sentait tort,.... alors aussi il savait persévérer et lutter à genoux jusqu'à ce que la victoire fût à lui... Cette confiance lui donnait une assurance peu commune. Il hésitait parfois avant de prendre une décision; mais, une fois une résolution arrêtée sous le regard de Dieu, rien ne pouvait le faire reculer.»
On se tromperait, du reste, en croyant que Harms négligeât en quoi que ce soit sa paroisse pour son œuvre de mission. C'était, au contraire, son travail de prédilection, sa principale tâche. Preuve en est la lettre qu'il adressait, en 1851, à un jeune collègue du Mecklembonrg, en réponse à une demande de conseils et de directions.
«Cher frère, excusez-moi d'avoir tardé à vous répondre. Il m'a été impossible d'écrire plutôt, car depuis quinze jours, c'est à peine s'il me reste le temps de manger et de dormir. Votre lettre m'a, du reste, rempli d'une grande joie, et je n'ai cessé depuis de prier pour vous et votre communauté. Je connais fort bien les difficultés dont vous me parlez; j'ai dû lutter moimême contre elles, et je sais qu'elles ne sont pas insurmontables. Au fond, les difficultés proviennent moins des circonstances extérieures que de l'état des cœurs: changez les cœurs, et les circonstances se modifient d'elles-mêmes.
«Vous voulez que je vous conseille ? Comment le pourrais-je? Cela est difficile par lettres, et puis, je n'ai pas de théorie à vous proposer. Je suis tellement opposé aux théories, que tout ce qui se fait d'après elles me semble mal fait. Pour moi, je ne connais qu'une bonne théorie: c'est celle du Saint-Esprit. Avoir l'onction du Saint-Esprit, être pressé par la charité, aller en avant sans hésiter, parler comme on le peut, faire ce qu'on ne peut s'empêcher de faire, voir dans chaque âme une âme pour laquelle Jésus-Christ a souffert, qui lui appartient, et qu'il faut gagner pour lui, — voilà, je pense, le bon, le droit chemin. Prêchez donc la Parole fermement sans aucune considération humaine ; dévoilez les péchés des maîtres et des serviteurs, qu'ils soient présents ou non, qu'ils s'en indignent ou non: jamais la Parole ne revient à vide. Avant toutes choses, dépeignez Jésus-Christ, aux yeux de vos auditeurs, dans son ignominie et dans sa gloire; priez souvent avec votre troupeau ; implorez l'effusion du Saint-Esprit. Ne composez pas vos sermons, mais faites-les descendre d'en haut par vos ardentes prières, et quand tout dort autour de vous, à genoux devant votre Dieu, luttez avec lui pour les âmes de vos auditeurs. Sacrifiez tout, votre temps, vos aises, vos forces, tout, tout, au Seigneur et à la paix des âmes. Quant à la Parole de Dieu, qu'il s'agisse de la justification par la foi ou de l'observation du sabbat, de l'Evangile ou de la loi, prêchez-la sans aucun égard, sans laisser ouverte une porte de derrière, sans vous préoccuper des conséquences, des malentendus, etc. Tout doit se courber devant la Parole : il n'y a ni situation personnelle, ni conséquences possibles qui doivent prévaloir.
» Avec tout cela ayez, je vous en conjure, une vie sainte. Ne prêchez pas un mot que vous n'accomplissiez vous-même; évitez complètement tout ce qui tient, de loin même, au monde. Appelez les choses par leur nom, afin qu'on puisse comme toucher du doigt ce dont vous parlez; soyez bien concret, de peur de passer par-dessus les têtes de vos auditeurs...»
Nous voudrions tout citer; nous voudrions aussi analyser les pages instructives où M. Weber parle de la prédication de Harms, de son œuvre pastorale et de sa vie privée. Disons seulement que son action, ou plutôt l'action de Dieu scellant un témoignage si fidèle, fut profonde. Il y eut à Hermannsbourg un véritable réveil, dont l'effet se fit sentir, plus ou moins, sur la communauté toute entière, et dont un des premiers fruits fut un vif intérêt pour les missions en pays païen.
Harms s'en occupait lui-même depuis longtemps, et ce sujet revenait souvent dans ses discours et ses conversations. Il ne tarda pas à exciter chez ses auditeurs un vif désir devenir eu aide aux païens; et un certain nombre de jeunes gens s'offrirent à partir eux-mêmes comme missionnaires. Harms s'adressa aux divers établissements de l'Allemagne, pour y faire recevoir ces jeunes gens. Toutes ses démarches furent inutiles. Alors seulement lui vint la pensée de fonder lui-même un établissement missionnaire.
« Un encouragement inattendu le confirma dans cette pensée. La société des missions du nord de l'Allemagne, commune aux deux églises protestantes, venait de se dissoudre, à cause de la composition mixte de son comité. Reconstituée à Brème, elle était devenue exclusivement réformée. Les comités auxiliaires luthériens se demandaient ce qu'il convenait de faire en cette occurence. Celui de Lanenbourg, dont Théodore Harms faisait partie, prit la résolution d'adresser une invitation à Louis Harms, afin qu'il fondât lui-même un établissement missionnaire au service de l'église luthérienne. »
Il se montra disposé à le faire dès qu'il aurait une position stable, car il n'était encore que suffragant de son père. Devenu pasteur en 1849, il se mit aussitôt à l'œuvre, et au mois de septembre déjà, l'institut des misions de Hermannsbourg s'ouvrait avec douze jeunes paysans pour élèves.
Nous tenons à relever deux poiuts dans ce qui précède. Et d'abord, la phrase soulignée plus haut montre qu'il est inexact de parler, comme M. Weber le fait quelquefois, d'une œuvre entreprise par une simple paroisse de village. Derrière cette paroisse se trouve, en effet, l'église luthérienne. Que notre propre église ne l'oublie pas en comparant l'œuvre qu'on lui propose à cette œuvre souvent mentionnée parmi nous.
Le second point, c'est la part considérable , qui revient à Harms dans cette entreprise. Non-seulement c'est lui qui l'a conçue, et qui l'avait rendue possible en excitant l'intérêt missionnaire autour de lui; mais c'est lui qui l'a décidée et qui, pendant plusieurs années, a formé à lui seul la direction. Voyez-le, par exemple, dans ce qui concerne la construction d'un navire missionnaire. Chez nous, une décision de cette importance aurait été préparée par plusieurs commissions, discutée peut-être par plusieurs synodes; elle serait l'œuvre, en tous cas, de l'église entière. A Hermannsbourg, au contraire, c'est Harms qui prend tout sur lui. Ses amis s'étonnent de son projet; beaucoup le supplient d'y renoncer ; lui le mûrit sans relâche, il prie surtout, et une nuit enfin, après être resté longtemps à genoux devant son Père céleste, il se relève convaincu et décidé en s'écriant: « En avant maintenant, à la garde de Dieu! » Peu après, « Sur les chantiers du port de Hambourg, on travaillait à la construction d'un brick que Harms avait commandé, malgré les clameurs de ses adversaires, malgré les conseils et les prières de ses amis. » Nous sommes loin de blâmer cette marche; mais nous disons qu'il y a, là encore, une différence dont il importe de tenir compte entre Hermannsbourg et l'église libre da canton de Vaud.
N'ya-t-il aucune ressemblance? Il serait tout aussi faux de le prétendre. Si Harms ne consultait son église que comme un père ses enfants, en se réservant d'agir à sa guise, il la consultait néanmoins, lui demandait le secours de ses prières dans les positions difficiles, et l'associait à tous les actes de la vie missionnaire. Les élèves admis dans l'institut se réunissaient dans le temple, où Harms mettait devant leurs yeux les difficultés et la beauté de leur tâche, et les invitait au travail et à la prière. « Souvenez-vous, leur disait-il, que la communauté qui vous entoure vous aime, qu'elle vous porte sur son coeur comme une mère fidèle, qu'elle prend soin de vous, qu'elle prie pour vous. Ne soyez pas pour elle une occasion de scandale, efforcez-vous d'être une cause de bénédiction pour tous ceux qui vous entourent. » Quand, après quatre années d'études, ils avaient été examinés à Hanovre et avaient reçu l'imposition des mains, c'est dans la vieille église de Hermannsbourg et devant le troupeau réuni que Harms les consacrait à leur œuvre spéciale. « Chacun de ceux qui partaient, colons, missionnaires, jeune fille allant comme fiancée rejoindre un de ceux qui étaient partis depuis longtemps, chacun recevait, à genoux devant l'autel, la bénédiction et une parole de l'Ecriture comme souvenir particulier. La célébration de la sainte cène terminait le service, émouvant dans sa simplicité. »
Nous avons parlé au passé, parce qu'il s'agissait de l'homme qui a fondé l'œuvre et lui a imprimé sa direction; mais sans doute les choses n'ont pas changé dès lors. Dès 1856 la paroisse a, d'ailleurs, cinq représentants dans le comité de dix membres que Harms, sans renoncer aux principaux pouvoirs, s'adjoignit a cette époque, en même temps que l'œnvre était placée sous la haute surveillance du consistoire de Hanovre. Mais la tâche principale des fidèles de Hermannsbourg, tâche qui serait la nôtre à tous si nous entreprenions une mission, c'est le dévouement et la prière. Ces missionnaires, partis du milieu d'eux, ils les connaissent, ils les aiment, ils les suivent dans les succès et dans les revers, et ce n'est pas un vain mot de dire que leurs prières les soutiennent. Quant au dévouement, il est de tous les jours. Sans parler de leurs enfants, partis comme colons ou missionnaires, ces paysans ont appris à donner largement. A ceux qui lui reprochaient de les appauvrir: « Venez voir ! » disait Harms, en contemplant avec une douce satisfaction ce village heureux et prospère.
On sait que le système de Harms pour l'évangélisation des païens a pour base la colonisation. « II ne veut pas envoyer vers les païens des missionnaires isolés, mais une colonie de missionnaires; il veut transplanter, en quelque sorte, sur la terre païenne, une communauté chrétienne; il veut régénérer un peuple tout entier, en respectant son caractère particulier et en faisant pénétrer dans sa vie nationale le levain du saint Evangile. La civilisation par le travail doit aller de pair avec la conversion par la prédication de l'Evangile. » Voici ce que Harms lui-même écrivait dans un journal avant le départ des huit missionnaires et des huit colons, qui les premiers s'embarquèrent en 1853 pour l'Afrique: «Ils s'établiront tous ensemble en un même lieu, afin de pouvoir mieux agir sur les païens, et, en même temps, gagner leur vie par leur travail. Robustes et formés aux travaux des champs et aux métiers usuels, ils exerceront leur influence dans les choses temporelles et dans les choses spirituelles, comme le faisaient pour nos aïeux les missionnaires anglo-saxons. Quand une communauté de païens convertis se sera formée autour d'eux, ils laisseront, pour les diriger, deux ou trois des leurs, et les autres s'en iront, non pas à cent lieues, mais à trois ou quatre lieues, pour y agir de même. Ceux qui partiront d'ici pour rejoindre leurs devanciers trouveront immédiatement à s'occuper pour gagner leur vie, tout en apprenant la langue du pays; ils iront ensuite occuper des postes voisins de ceux de leurs frères : eu peu de temps toute la contrée sera couverte de stations missionnaires, et la population convertie, ayant une culture et des mœurs chrétiennes, pourra mieux résister à l'invasion corruptrice des Européens qu'on ne l'a fait, en général, sur terre païenne. »
Harms dut faire l'expérience que les choses n'allaient pas si facilement qu'il se l'était imaginé. Il avait jeté les yeux, pour commencer son œuvre, sur les Gallas, nation brave mais farouche entre toutes, qui habite au sud de l'Abyssinie. Il avait cru trouver, dans les récits des voyageurs, quelques traits qui lui rappelaient les Germains de Tacite, et il s'était dit que ces hommes, une fois convertis, pourraient jouer en Afrique le même rôle missionnaire que jadis les Germains en Europe. Il y avait là quelque chose de grandiose, bien propre à séduire l'imagination de celui que nous avons vu, enfant, évoquer dans les forêts de chênes le souvenir des anciens Germains; puis, homme fait, prendre à tâche de restaurer les anciennes formes ecclésiastiques et de faire revivre la foi de ses aïeux. Malheureusement les plans grandioses ne réussissent guère dans le champ des missions. Repoussés avant d'avoir même pu toucher le territoire des Gallas, les seize jeunes gens furent obligés de rétrograder de près de mille lieues et de s'établir, un an après leur départ d'Europe, dans la colonie de Natal, à la frontière des Zoulous. Là encore, de nouvelles déceptions les attendaient, mais aussi des grâces signalées.
Quelques années après sa fondation, l'humble colonie était devenue un petit village, Neu-Hermannsbourg, centre de l'œuvre entière. Les difficultés des premiers temps une fois surmontées, la colonie est parvenue à suffire, et au delà, à son entretien. « Une centaine de blancs y sont fixés; le culte est suivi par un nombre égal de Cafres. Cinq missionnaires et dix-sept familles de colons y représentent l'élément européen. » Huit autres colonies ont été fondées dès lors dans le territoire de Natal, deux dans le territoire dit Alfredsland, douze chez les Zoulous, — celles-ci peu prospères encore, — quinze enfin, pleines d'avenir, chez les Béchuanas. Ces trente-sept stations comptent soixante et un missionnaires, près de deux cents personnes venues d'Europe et plus de six cents païens baptisés.
Ce résultat est des plus réjouissants, mais il n'est pas concluant encore comme preuve de l'excellence du système employé. On peut trouver même que le nombre des baptisés est peu considérable, en égard à celui des ouvriers, mais cela s'explique par le temps que ceux-ci doivent employer aux affaires de la colonie: en Afrique, pas plus qu'en Europe, on ne peut gagner sa vie sans y mettre du temps, et un temps en général perdu pour l'évangélisation. A cela il faut ajouter que les habitudes plus ou moins nomades de ces populations exigent que les missionnaires soient libres de leurs mouvements. Toutefois il nous paraît impossible que ces colonies n'exercent pas à la longue une bonne influence, si Dieu les garde elles-mêmes des dangers qui peuvent les menacer: affaiblissement de la vie, divisions, etc. M. Weber signale une des difficultés qui restent à résoudre, celle des rapports du missionnaire avec l'ensemble de l'œuvre. « Jusqu'à présent, il existe une sorte de communisme: on mange à la table commune; on puise dans la caisse commune. Ne faudra-t-il pas arriver à constituer la vie de famille d'une manière plus indépendante, à assurer un traitement à chaque missionnaire? »
Il suffit d'indiquer ces quelques points pour montrer que l'expérience est loin d'être achevée. Les amis des missions doivent la suivre avec intérêt et demander à Dieu que le dévouement et la foi de tant de frères soient abondamment bénis pour le salut des âmes; mais jusqu'à preuve du contraire, nous croyons préférable le système suivi par la Société de Bâle: des missionnaires salariés, n'employant aux travaux matériels que le temps strictement nécessaire, et à côté d'eux des négociants et des artisans pieux, envoyés dans un but analogue à celui des colons de Hermannsbourg, mais salariés, employant une partie de leur temps à l'évangélisation et demeurant sous la direction du Comité ou de la Société commerciale. C'est plus coûteux sans doute, mais le concours toujours plus apprécié des aides indigènes tend à diminuer les dépenses, ou du moins à les empêcher d'augmenter dans la même proportion que le champ de travail. Enfin les missionnaires de Bâle ont établi des colonies aussi, mais composées d'indigènes convertis. L'influence de leur vie chrétienne nous paraît devoir être plus grande que celle d'étrangers, dont les envahissements, d'ailleurs, excitent facilement la défiance.
Nous sommes obligé de toucher ici un point délicat, sur lequel nous laissons la parole à M. Weber: « On accuse, dit-il, ces missionnaires de se servir quelquefois du bâton pour inculquer le christianisme aux païens. Il y a, au fond de ce reproche, une question plus importante qu'on ne pense: il y a la rencontre de deux systèmes complètement opposés. Quelques missionnaires commencent par traiter les païens comme leurs frères, dans le sens le plus charitable du mot. Mais la nature du païen est avilie: il a appris depuis son enfance à trembler; en face de la douceur il devient insolent, et le résultat obtenu par les missionnaires est souvent contraire à celui qu'ils recherchaient : ils se font mépriser par les païens et n'en obtiennent rien. — D'autres missionnaires (et ceux de Hermannsbourg sont du nombre) se sont habitués à voir dans les païens de grands enfants. Ils les traitent comme tels, et, en commençant par leur inspirer le respect , ils essaient de les amener lentement à l'obéissance libre et volontaire. C'est dans ce système que rentrent les coups de bâton si souvent reprochés à Hermannsbourg. En considérant le but que les missionnaires se proposent, ou peut bien encore être d'un avis différent, mais on sera plus juste pour ces hommes, dont la vie tout entière prouve qu'ils ont dans le cœur une sincère et ardente charité pour les pauvres païens. » — L'explication est charitable, et nous sommes bien aise de l'avoir lue, mais nous espérons que l'expérience a déjà engagé nos frères à renoncer à ce système par trop paternel.
Pour donner une idée générale de l'œuvre, il suffit d'en résumer l'état actuel. A Hermannsbourg, deux instituts contiennent chacun vingt-quatre élèves missionnaires; une école préparatoire vient d'être fondée à leur intention; un orphelinat est ouvert aux enfants d'instituteurs et aux orphelins de la mission ; une imprimerie livre au public le journal des missions et divers ouvrages de piété; une vaste ferme et des ateliers divers, y compris l'imprimerie, forment les élèves aux travaux qui leur seront utiles dans leur champ de travail. Celui-ci s'étend d'année en année. L'Amérique du nord a, depuis 1864, plusieurs élèves de Hermannsbourg, annonçant l'Evangile aux innombrables allemands répandus dans les plaines de l'ouest; seize jeunes évangélistes sont partis l'an dernier pour ces contrées. La mission de l'Inde, commencée aussi en 1864, compte cinq stations et plus de cent membres convertis. Depuis 1866 une station, nommée Hermannsbourg a été fondée, non sans de grands dangers, parmi les Papous d'Australie; l'état en est peu encourageant. En Géorgie, un ancien officier, consacré au ministère, annonce depuis l'an dernier l'Evangile aux musulmans, en même temps qu'il aide dans son travail le pasteur d'une colonie wurtembergeoise.
« Mon frère, dit Théodore Harms dans le dernier numéro de son journal, mon bienheureux frère demandait au Seigneur que le nom de Jésus fût porté de Hermannsbourg dans toutes les parties du monde. Il n'a pas pu le voir, mais moi, par la grâce de Dieu, je l'ai vu. Et non-seulement cela, mais dans chaque partie du monde un Hermannsbourg a été fondé, en Afrique, en Australie, dans l'Inde et aussi en Amérique. Gardons-nous toutefois de nous enorgueillir. Dieu résiste aux orgueilleux, mais il fait grâce aux humbles. Ah! nous avons tant de sujets de nous humilier jusque dans la poussière que vraiment aucune pensée d'orgueil ne devrait nous atteindre; mais notre cœur est si mauvais. Heureux l'homme qui a appris à dire : « Je te rends grâces, ô Dieu, de ce que tu m'as fidèlement humilié. » Quelle chose est mieux faite pour nous humilier qu'une bénédiction imméritée? Est-il un miroir où nous voyions plus clairement notre misère? Que le Seigneur donne aux cinq Hermannsbourg un cœur humble, ua amour fidèle, une foi ferme qui ne recule devant aucun sacrifice; qu'il leur donne de savoir dire en tout temps : Je ne suis rien, je n'ai rien, je ne puis rien par moi-même, mais je puis tout par mon Seigneur et Sauveur Jésus Christ.»
Nous avons été heureux de transcrire ces lignes, et nous avons lu aussi avec plaisir dans ce même numéro, quelques paroles fraternelles à l'adresse de tous ceux qui aiment le Seigneur Jésus. Puissent ces cœurs, rétrécis par un confessionnalisme étroit et froissés par des exigences injustes, s'ouvrir pleinement aux douces influences de l'Esprit de Dieu ! Qu'il leur apprenne à aimer leurs frères comme ils aiment ceux qui ne le sont pas encore! Ils sont forts par la foi, qu'ils le soient aussi par l'amour, et leur œuvre ne saurait périr.
Un mot encore sur la question d'argent. Hermannsbourg a été sous ce rapport merveilleusement béni. Une seule fois la caisse a eu un déficit, qui a été comblé dès l'année suivante. Les dépenses annuelles sont d'environ 150 000 francs; elles sont couvertes par le bénéfice de l'imprimerie, par une collecte officielle dans les églises du Lunebourg, enfin par des dons venus de près et de loin, d'ordinaire sans être sollicités. Ces dépenses ne paraissent pas en proportion avec la grandeur de l'œuvre; mais il faut tenir compte du travail des colons et d'un autre élément encore: le don d'une ferme considérable, à Hermannsbourg, ferme dont les revenus suffisent, et au delà, à l'entretien de la maison des missions.
Nous recommandons à nos lecteurs l'histoire de cette ferme (pag. 187 et 221) et celle d'autres dons tout aussi précieux, quoique minimes, celle surtout du sou de la petite Marie. (Pag. 254-261.) Ils remercieront M. Weber de leur avoir raconté des traits si édifiants; ils béniront Dieu, qui a inspiré de tels sacrifices, et ils demanderont pour eux-mêmes de savoir les imiter.—AD. Mayor, Le Chrétien évangélique, Volume 13, (Lausanne: Bureau du Chrétien Évangélique, 1870), 252-260.